D'un monde à l'autre

À la sortie du téléphérique d’Helbronner, à près de 3500m d’altitude Jean est bouleversé. Catapulté d’un monde à l’autre, la télé transportation n’est pas instantanée mais presque. Il faut environ 20 minutes pour migrer du goudron vers la glace et changer de dimension au propre comme au figuré. Encore imprégné de l’effervescence du dernier service, le contraste est pour lui saisissant, son émotion face à tant de beauté, contagieuse.

À ses côtés, une douzaine d’alpinistes s’affairent autour d’une grande malle bleue. Chargés comme pour une expédition himalayenne, ils tentent, en plus de cet imposant coffre, d’y fixer un maximum de sacs volumineux sur deux étroites pulkas. Ficelées par des mètres de cordes, les deux embarcations chancellent, dérivent et parfois se retournent, s’échappant de la trace à la première occasion.

Au premier plan, le chef, crampons aux pieds, surveille le frêle équipage. En renfort, un essaim de cordes et de bras retiennent, tractent et poussent les deux luges comme ils peuvent. Mais où vont-ils et que diable envisagent-ils de faire aussi nombreux et avec autant de matériel ? C’est l’interrogation qui pointe dans le regard des alpinistes qu’ils croisent, mais que peu, finalement, osent leur poser ! Certains se connaissent et se reconnaissent et savent que ces grimpeurs-là sont davantage habitués au style alpin, aux ascensions légères et rapides, à des sacs à dos de 40 litres plus qu’à des sarcophages au contenu énigmatique… Surtout dans le massif du Mont-Blanc !

La Combe Maudite

L’objet de cette débauche d’énergie relève d’une inspiration un peu folle : recréer dans la Combe Maudite au pied du plus haut sommet des Alpes, un véritable camp de base d’altitude et servir à des convives hors-normes, un diner à la hauteur des montagnes qui leur font face. Mais cette fois-ci, pas de porteurs d’altitude ni de yacks, mais les meilleurs alpinistes français et internationaux réunis autour d’un grand chef.

Il aurait été plus raisonnable de solliciter le renfort d’un hélicoptère pour charrier les centaines de kilos de matériel nécessaire à la réalisation d’un tel pari. Peut-être, mais la valeur du cheminement, de l’effort et de la complicité nécessaires pour parvenir au but, participent finalement aussi largement de la réussite de l’ensemble. Cahin-caha, la caravane passe devant certains des plus beaux monolithes du massif. Ces sentinelles de roc qui veillent à la quiétude de la Combe Maudite sont attrayantes en même temps qu’effrayantes. Plus habitué aux sommets qui surplombent l’auberge et à leurs harmonieuses proportions qu’aux géants qui nous dépassent, je vois poindre sur le visage de Jean un mélange de respect et d’admiration teinté de convoitise.

C’est dans cet écrin à la fois proche et accessible, tout autant que dépaysant et sauvage que l’emplacement du camp de base est déterminé. Le cadre doit être à couper le souffle, la surface plane, et les crevasses alentour discrètes pour limiter les risques et assurer la sécurité de l’ensemble des protagonistes.

Dîner d'altitude

Comme après une averse en plein désert, des dômes roses et bleu-minéral fleurissent à même la neige, éclairant et animant au passage un paysage aux couleurs monochromes. À la surface d’une mer de glace de plusieurs centaines de mètres de profondeur, une tente Mess habillée par un archipel d’une dizaine d’habitations colorées voit le jour. Elle sera notre cuisine éphémère, théâtre d’expression d’une gastronomie d’altitude.

Les alpinistes et himalayistes invités, habitués à charrier leur propre tente et à se contenter de plats lyophilisés, ne se doutent pas de la surprise qui les attend au camp de base. Cette fois-ci et dans un environnement qui leur est pourtant familier, tout est pensé pour qu’ils ne retiennent de ce bivouac qu’un souvenir cinq étoiles !

Comme eux, nous pensons que le luxe n’est pas toujours là où on l’attend et que la nature, notamment en haute montagne, peut offrir les plus beaux instants qu’aucune monnaie ne saurait concurrencer ; qu’un ciel composé de cinq milliards d’étoiles et une simple toile de tente peuvent concurrencer les plus grands palaces cinq étoiles ; que certains paysages offrent des vues que ne pourrait égaler aucune galerie d’art. Et que la faim, que l’on éprouve là-haut mérite elle aussi d’être comblée par les plats les plus raffinés.

Pour cet événement exceptionnel, se déroulant dans un cadre exceptionnel, et imaginé pour des convives exceptionnels, c’est la cuisine de Jean Sulpice qui mène le bal. Passionné de montagne, prêt à relever tous les défis, c’est sans aucune hésitation qu’exceptionnellement le chef se prive ce soir-là d’un service à l’Auberge pour venir cuisiner spécialement pour cette occasion en haute-altitude.

À la hauteur du ciel

Les bouchons de Magnum de vin blanc de la maison Philippe Héritier sautent en même temps qu’apparaissent les premiers pâtés en croûtes somptueux. Quel défi de cuisiner les pieds dans la neige sur des réchauds qui ne ressemblent en rien aux fourneaux des grands établissements. Je sais que peu importe les instruments lorsque la mélodie vient du cœur, mais chacun salue la capacité d’adaptation lorsque les « plin » de lapins aux câpres et au citron font leur apparition. Tout cela semble irréel et les saveurs venues d’ailleurs. Dans cet environnement hostile où la vie relève davantage de la survie, les sensations sont décuplées, tous les mets savourés. Les fromages de la maison Dubouloz sont dégustés à la hauteur de leur affinage, avec lenteur et attention. Chariot de desserts constitué de neige et de glace, nous nous régalons de douceurs et autres mignardises dont le souvenir est encore vivace, comme si là-haut, même le goût était rehaussé à la hauteur du ciel.

Ce diner de camp de base qui se veut une célébration est une hallucination. Les vins bio-dynamiques de Philippe mettent le feu aux poudres et n’aident pas à la clairvoyance. Déguster de tels nectars dans des verres à pieds avec en toile de fond la face sud du Mont-Blanc est une expérience inédite qui marque durablement. Accentué par le contraste des hauteurs, c’est le dîner de tous les superlatifs. Le sourire qui s’illumine sur les visages burinés de chacun des convives est le même qu’au sommet d’une ascension marquante : indéfectible.

Deux funambules

Il fait encore largement nuit lorsqu’avec Jean nous évoluons à corde tendue sur le glacier du Géant. Impensable pour le chef de faire escale près du Mont-Blanc sans un détour par un sommet. Mais pour être de retour à l’Auberge suffisamment tôt et orchestrer le service de midi, il nous faut commencer à l’aube et grimper vite. A mi-chemin entre le monde d’en-haut et celui d’en-bas, nous cheminons sur les Aiguilles d’Entrèves à la manière de deux funambules. Notre arête, composée de courts passages d’escalade, est jonchée d’obstacles qu’il nous faut tour à tour enjamber, contourner ou grimper. Dans cet environnement où le vide est prégnant, Jean est entièrement mobilisé et focalisé comme il sait le faire, sur chacun de ses gestes. Pour le chef, au-delà de la confiance qu’il me témoigne, cette ascension est un pas vers l’inconnu. Mais n’est-ce pas la marque des « grands » que de savoir entreprendre, s’engager et parfois accepter de sortir de sa zone de confort et d’excellence ? La montagne est et restera toujours cette école d’humilité. À chaque instant, la corde est là pour assurer la sécurité.

Le jeu de l’alpinisme nous rappelle paradoxalement notre goût de la vie et témoigne de notre volonté de ne pas passer à côté. L’escalade a cela de magique qu’elle vous fait basculer dans un autre monde. Le corps et l’esprit entièrement mobilisés, l’action se suffit à elle-même. Dans un passage difficile, impossible de penser à autre chose ou espérer décrocher son téléphone. C’est un peu comme si le changement de progression, du mode horizontal au mode vertical, modifiait simultanément notre rapport au corps, à l’espace et au temps. Dans certains passages précaires j’observe Jean, concentré comme jamais.

En plus de ne pas laisser le choix, la montagne a cela d’unique qu’elle vous mobilise entièrement dans tout ce que vous êtes, vous faisant d’ailleurs oublier au passage qui vous croyez être. C’est peut-être cela sa plus belle fonction, vous obliger à ne plus penser et vous offrir simplement la possibilité… D’être.
“Le jeu de l’alpinisme nous rappelle paradoxalement notre goût de la vie et témoigne de notre volonté de ne pas passer à côté.”

Au sommet, face à la beauté et à l’immensité du monde, nous partageons ensemble notre bonheur d’être là, espérant tous les deux qu’un tel moment s’inscrive durablement et verticalement sur la frise du temps. À l’instar du grand repas dont nous avons été acteurs et témoins, nous savons que ce dîner et cette ascension sont des jalons qui, l’espace d’un instant, ont le pouvoir d’arrêter le temps.

Rédaction : Christophe Dumarest | Photographie : Marc Daviet
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