Le parcours du Chef

Comprendre et entrer dans l’univers de Jean; c’est avant tout saisir l’homme derrière le Chef, l’enfant terrible derrière le cuisinier sensible à la nature et ses enseignements.

En ces temps, le Lac du Bourget formait un cercle d’eau où les établissements thermals avaient fleuri; ici se rassemblaient – en saison – la bourgeoisie. Petit-fils d’hôteliers, Jean Sulpice s’amuse de cet environnement qu’il considère dès l’âge de dix ans comme son terrain de jeu favori.

Aussi loin que je m’en souvienne, mon grand plaisir c’était d’aller faire un tour dans les frigos, saluer les clients, ouvrir la porte de l’ascenseur ou celle des chambres. En faisant mes premiers pourboires, progressivement, je prenais la mesure d’un métier, d’un rythme où l’on mange avant le service, d’un soucis particulier du détail; comme cette terrasse en gravier, qu’il fallait ratisser chaque matin pour qu’elle soit impeccable. Je n’avais pas l’impression de « donner un coup de main » ou de « rendre service », c’était un environnement où j’étais parfaitement à l’aise, heureux. Avec le recul, c’était une chance de pouvoir grandir dans un tel bouillon effervescent où lorsqu’on pousse les portes des cuisines, l’on peut observer la brigade se presser pour laver la salade, dépiauter une viande, ou encore s’appliquer à faire des crèmes pâtissières dans laquelle – sans hésitation aucune – je trempais mon doigt. Toute cette joyeuse agitation me faisait sourire sans jamais m’intimider. Même lorsque mon grand-père recevait, par quantité énorme, le vin en tonneaux qu’il fallait mettre en bouteille puis entreposer. Rien ne portait l’indication d’un travail que l’on aurait pensé pénible, tout ceci – dans mon esprit – restait un jeu.

Comprendre et entrer dans l’univers de Jean; c’est avant tout saisir l’homme derrière le Chef, l’enfant terrible derrière le cuisinier sensible à la nature et ses enseignements.
Portrait en noir et blanc de Jean Sulpice
Le chef
Jean Sulpice

15 années

Sans jamais vraiment y songer, le ballet incessant de l’hôtellerie restauration qui se déroule sous ses yeux, est en réalité le départ d’un devenir. Une entrée en matière pour un garçon qui aime vivre, bouger, rester en mouvement. Alors, lorsque Jean s’installe derrière un bureau pour écouter le professeur, le rythme s’en voit un peu diminué d’intensité.

L’école était fade. J’avais ce sentiment que ce que j’apprenais là-bas m’était moins utile qu’à l’hôtel, et très rapidement j’ai été en décalage. Lorsque la cloche de l’école retentissait, il me tardait d’aller voir les poules, les canards, de poursuivre ma cabane dans les arbres. Tantôt remonter la route dans une remorque de foin, tantôt la descendre sur un tracteur derrière les vaches. C’est comme cela, n’ayant qu’à l’esprit le monde extérieur, que l’on subit sa scolarité, on se retrouve à 15 ans à entrer dans le monde du travail. Mais qu’importe, cela m’était égal, d’ailleurs, le seul mot venu me trouver à ce moment-là était : enfin. Enfin, il était temps de se servir de mes mains, car en démarrant mon premier stage en entreprise je ne savais cuisinier qu’avec les yeux ! J’avais passé ma vie à poser mes yeux un peu partout, à observer, mais ce, sans jamais pratiquer.

Ainsi, Jean commence à mettre en place les gestes de cuisiniers qu’il a tant observés pendant son adolescence. Travailler de ses mains lui ouvre un champ des possibles. Au fil des stages il découvre une hiérarchie de la cuisine, une discipline, des valeurs. Sur la route en rentrant du travail, à bord de son scooter il commence à imaginer, voir plus loin. S’en suivra une autre expérience, cette fois chez un étoilé.

Je revois ce Chef, au passe-plat avec une salade d’endives, pourtant simple. En la goûtant, c’était un plat d’une autre dimension. Comment pouvait-il magnifier, à ce point, une feuille d’endive en apportant autant de texture, de complexité ? J’ai été frappé. Après ça, impossible de dormir. Chaque jour, défilait un lot considérable d’informations à digérer; mais à mesure que ces dernières s’accumulaient en mon esprit, mon excitation n’en était que plus grande ! Résultat, un soir après le service, d’un coup d’un seul je décide devant le Chef de sceller mon avenir en 4 mots : « Je veux faire ça ».

Jean Sulpice en montagne face à la nature
la Nature
Une passion éternelle

15 années

Absorbé par le fourmillement des fourneaux, débordant de curiosité, et donc, d’interrogations toujours plus nombreuses, nul n’aurait pu penser à ce moment-là que le destin serait vêtu d’un grand chapeau noir. L’homme à la Maison Bleue, l’amoureux des plantes et grand ordonnateur du terroir des Savoies fascine immédiatement Jean. Seulement voilà, il n’est pas aisé d’attirer l’attention d’un maestro capable de murmurer aux plantes des montagnes et chanter leurs louanges dans une assiette.

Déjà à l’époque, Marc Veyrat était très médiatisé, et en me regardant je me disais que c’était pratiquement impossible de rentrer dans son établissement. J’avais trouvé dans le bureau de mon frère, un papier bleu dégradé qui faisait écho à la couleur de sa maison. Dans ma position, il ne me restait qu’à attirer son regard; alors j’ai rédigé ma lettre de motivation sur ce papier, au grand damne de mes parents qui prêchaient continuellement : « ça ne se fait pas d’envoyer sa lettre de motivation sur un papier de couleur ! ». Toujours est-il que j’ai été embauché, à l’inverse, je n’ai jamais su si le bleu avait réellement été un facteur déterminant. Mais me voici, au sein d’une brigade nullement autrement dévouée qu’à l’excellence. La hauteur du niveau est vertigineuse, prendre conscience de la perfection à atteindre se révèle être une claque. Malgré mes 2 années d’apprentissage, débarquer dans ce bain de nouvelles senteurs, de nouveaux savoirs, me fait l’effet d’un départ vierge; ce qui a instamment amplifié ma motivation. Jusqu’ici, je faisais une cuisine de livre, il s’agissait de prendre une recette et de la reproduire, alors que chez Marc Veyrat on créait la cuisine. Avec lui, j’ai appris à imaginer, concevoir, interpréter ce qui nous entoure; j’ai été sensible à cette magie où lorsqu’un seul élément dans une assiette – aussi quelconque soit-il – se suffit à lui-même pour former un grand plat.

Cette magie qui émerveille, l’expression par l’assiette, la justesse des émotions créées, il s’en imprègne avec délectation. Le service militaire change le rythme. Durant cette période, le natif d’Aix-Les-Bains se retrouve projeté à Paris. Oscillant entre ses impératifs d’état et ses extras au sein de prestigieux restaurants, Jean réalise la proximité de la haute gastronomie avec l’art.

La capitale m’a apporté un souffle, débarquer comme un savoyard à Paris c’était comme être un Indien dans la Ville. J’allais voir les musées, les parcs, les restaurants. Sur les devantures, il y avait les menus. Je lisais, réfléchissais, je bavais. Puis, j’essayais de me faire une idée précise des plats qu’ils inventaient. À cet instant, j’ai compris qu’il n’existait pas une cuisine mais des cuisines. Chaque Chef exprime une personnalité qui lui est propre, un vécu, un univers.

Plat Omble Chevalier de Jean Sulpice, au restaurant gastronomique
Plat signature
Omble chevalier, beurre
Maitre d’hôtel à l'épicéa

2300 mètres

Après le parcours parisien, Jean ne retourne pas immédiatement dans ses Savoies. Il fait un arrêt dans le lubéron chez Édouard Loubet où il continue d’assimiler une cuisine de terroir, où tout ce qui pousse dans le jardin se retrouve dans un plat. Il apprend à capter les embruns, traduire davantage la nature avant de revenir grandi, à Megève chez Marc Veyrat où il éprouve un coup de foudre immédiat pour Magali, sommelière. L’ambition ne cesse de grandir et le besoin de comprendre d’autres univers, d’autres territoires devient essentiel, car Jean refuse de s’enfermer dans un seul style culinaire et pense déjà à la suite. Il navigue en France, mais pas seulement, à l’étranger aussi où il entre en simple commis.

Quelque chose m’a plu dans le fait de sortir du pays, c’était le langage. Je ne faisais aucun effort pour apprendre à parler ou m’adapter. Je ne voulais pas qu’on me remarque, j’étais le petit commis de base, en mission, j’observais chaque geste pour les reproduire. Quoi que l’on puisse en dire, la barrière de la langue a été un avantage, car, en me rendant hermétique au monde extérieur, mes yeux eux, travaillaient sans répit. Si cela eût été rude parfois, mon apprentissage n’en a jamais été ébranlé. Il n’y avait que la cuisine, toujours la cuisine, seulement la cuisine.

Puis vient l’heure de l’ascension, le moment d’ouvrir sa propre voie en tête de cordée. À 23 ans et 2300m d’altitude, Jean ouvre, avec Magali, leur premier restaurant; avec pour seul mantra : apporter de la gastronomie dans une station de ski. Des débuts délicats emprunts aux doutes, aux tensions. Un flot de questionnement, de difficultés, que Magali et Jean braveront ensemble. Elle en salle, lui aux fourneaux.

À Val Thorens je voulais concevoir et développer ma propre identité culinaire, cela a été l’épreuve la plus difficile. Lorsqu’on s’y attelle, même avec tous les efforts, on ne parvient pas à la créer rapidement car on ne se connaît pas encore soi-même. L’introspection demande du temps et l’on se retrouve à sortir des plats qui ne sont que l’ombre de Chefs précédemment croisés. Là-haut, nous sommes arrivés sur une montagne et une feuille blanche. Tout était à écrire, à inventer. Et, progressivement, nous avons fini par trouver tout ce que nous étions venu chercher.

Jean Sulpice cueille des herbes en montagne en hiver dans la neige
En Altitude
Un climat différent

2300 mètres

1903

2 étoiles au Guide Michelin plus tard et à la tête du plus haut restaurant gastronomique, les Sulpice n’ont connu que l’hiver. Et telle une partition incomplète, l’idée de vouloir composer avec l’entière saisonnalité fait son chemin. Vœu exaucé. Quelques temps après, Magali et Jean se voient confier par Charlyne Bise, une maison centenaire, une référence culte : l’Auberge du Père Bise. D’un simple débit de boissons à véritable institution, de 1903 à nos jours; l’établissement comme déposé sur les eaux cristallines du Lac d’Annecy invite à l’émerveillement. En une volonté de ne jamais gommer le lègue et l’influence considérable des Bise, l’ère Sulpice débute. Avec leurs deux enfants, Paul et Sophie, un nouveau chapitre se dessine. Magali s’occupe de l’hôtel en apportant, avec justesse, modernité et simplicité. La maison s’inscrit alors comme une demeure incontournable auprès du guide Relais & Châteaux. De son côté, Jean construit sa nouvelle table gastronomique, puis, celle de son bistrot. Ensemble, ils font le pari de ramener l’Auberge à son niveau d’antan, l’accessibilité en plus grâce au Bistrot Le 1903 et à la Boutique du Père Bise. Au bout d’une année, l’Auberge du Père Bise reçoit 2 étoiles au Guide Michelin consécration d’un pari réussi, récompensant le travail et la persévérance. Dans le même temps, Jean Sulpice devient Chef Cuisinier de l’année pour le Gault&Millau.

Charlyne Bise cherchait une relève. On m’en a parlé et je ne voulais pas y aller. L’Auberge du Père Bise m’a toujours largement impressionné, de par son histoire, son vécu, les personnalités qui l’ont traversé. C’est une grande maison, lourde à gérer et pour ne trahir aucun secret, je ne me sentais pas capable de la gérer. Des jours plus tard, voyant le cycle se terminer à Val Thorens, on a su trouver les mots pour venir nous parler, nous mettre en confiance. Alors, avec Magali nous avons pris conscience du potentiel, de nos capacités, et on a plongé dans le Lac. Aujourd’hui, l’Auberge du Père Bise s’inscrit comme un lieu de vie existant pour donner du plaisir au plus grand nombre, sans complexe, sans artifice, en toute simplicité. Chaque jour, nous éprouvons un immense respect pour la famille Bise. D’un point de vue personnel, rien que le simple fait de voir le Gratin de Queues d’Écrevisses – créé en 1925 par Marguerite Bise – susciter autant d’intérêt et de gourmandise toutes générations confondues, m’émerveille.

Au gré des saisons, Jean Sulpice continue de nourrir une passion éternelle pour la nature. Pour elle, il faut être en tout temps, attentif, sensible à ses humeurs, ses mouvements, ses murmures. L’écouter pour mieux l’honorer en la traduisant dans l’assiette. Une quête infinie du goût, de l’émotion et bien sûr, du partage.

On ne devient pas Chef tout seul, lorsque l’on veut pousser sa cuisine le plus loin possible, nous ne sommes rien sans personne. L’on se rend rapidement compte qu’il est un privilège et un honneur de compter sur ses producteurs, fournisseurs et brigades. Ce sont eux qui portent l’excellence au plus haut niveau, et pour ça, je ne peux que les remercier d’être présents au quotidien. Au fond, je vis chaque jour comme une nouvelle ascension et chaque mont est différent du précédent; en grimpant l’on découvre une nouvelle végétation, on rencontre un animal, puis, au sommet on profite du cadre, un tableau de vie jamais semblable. On se retourne et l’on apprécie le chemin parcouru, on se souvient d’où l’on vient. Même si, sur les immensités rocheuses les vents soufflent davantage, cela nous fait garder en mémoire qu’il y a toujours un risque de chuter. En 1995, j’ai vu mon frère, alors sportif de haut niveau, perdre l’usage de ses jambes. Sur le point de devenir champion du monde, ses espoirs se sont, en un instant, évanouis. Une leçon, amère; que je garde en évidence.

La place du sport, de la compétition, du challenge sont des éléments essentiels dans la vie du Chef; et il n’a aucun mal à les associer à la gastronomie. Jean est un boulimique de la vie et son large appétit de curiosité, il tente de le rassasier en pédalant à vive allure; poursuivant les saisons, s’assurant de n’avoir rien manqué. Il sait qu’aucune saisonnalité ne se ressemble.

Je n’ai toujours pas l’impression de travailler. Je fais ce métier qui continue de me surprendre, de m’éblouir. Il n’y a rien de plus beau, à mon sens, de pouvoir être un passeur d’émotions. Surprendre, procurer du bonheur par un plat est un sentiment indéfinissable de joie; et ce, en préservant l’authenticité, la simplicité. En ce sens, ma passion est constante, et jamais elle ne fléchit, même lorsque le monde s’immobilise. Aujourd’hui, je dois beaucoup – voir tout – à ma famille, Magali, mes enfants. Ils me caractérisent autant que ceux qui me permettent de vivre pleinement, je pense bien sûr aux pêcheurs, producteurs, éleveurs; à ma très chère « Team Sulpice ». Grâce à eux, je peux rester cet enfant incapable de s’assoir derrière un bureau, toujours en mouvement, guidé par les forêts et les montagnes, émerveillé par la nature et ses saisons; ce même enfant, continuant de fabriquer sa cabane dans les bois.

Jean et Magali Sulpice au bord du lac d'Annecy
le lac d'annecy
Les pieds dans l’eau

1903