C'était hier. C'était il y a un siècle. Un été indien en Haute-Maurienne. Nous étions une bande d'apaches, grands ados découvrant le parc national de la Vanoise. Nourris par les récits de l'alpiniste écrivain Roger Frison-Roche (1906-1999). Chaussés de monumentales Super Galibier en cuir, lacets rouges, qui avaient englouti le pécule de notre job d'été. On en était fiers comme Artaban et il n'était pas question d'avouer que nos chaussures nous faisaient un mal de chien. Il faut dire que nous découvrions la montagne avec les certitudes de l'orée de la vie. Aussi incapables de lire une carte IGN que de faire la différence entre un bouquetin et un chamois. Mais peu importait, nous déambulions sur les crêtes d'une liberté toute fraîche. Et la chance de notre jeunesse plaçait toujours sur notre chemin un guide goguenard qui nous remettait d'équerre sur un sentier balisé et qui, un soir, nous conduisit dans une ferme d'alpage. On y but du lait tiède au sortir du pis des vaches. La suite nous fit l'effet d'un dépucelage en règle quand la fermière nous tendit d'épaisses tranches de gros pain fendu généreusement, tartinées du beurre de ses vaches tarines et abondances. Un siècle plus tard, on a encore le petit goût de noisette de cette pépite lactée sur le bout de la langue. Au matin, nous allâmes la remercier tandis qu'elle manipulait dans une minuscule cave des tommes couleur ivoire. Elle en désigna une du doigt : «Vous reviendrez cet hiver goûter mon bleu.» Sa prophétie ne se réalisa, hélas, pas. Mais elle nous hante toujours comme le fromage qu'elle évoquait : le bleu de Termignon qui n'était pour nous, à l'époque, que le nom d'une bourgade savoyarde tranquille où l'on avait goûté aux joies chauffantes du génépi.

Toundra

Le bleu de Termignon est beaucoup plus qu'un fromage : c'est une légende où se mêlent la quête du Graal et la chasse au dahu. Si rare, si précieux qu'on a longtemps cru introuvable cette pâte persillée tout à la fois granuleuse, grasse, fondante. Bref unique. Le bleu lui vient sous la croûte, incertain et magnifique comme l'azur et la mer sur une aube levantine. Parfois, il fait des nuages sur la tranche crème ; d'autres fois des nervures, des points. Le seigneur est souverain, indomptable, seuls une poignée de producteurs s'y risquent encore, pugnaces, infatigables quand ils le fabriquent durant l'été dans les alpages de Haute-Maurienne. Le bleu de Termignon est le corps franc des fromages. Farouchement libre dans ses hautes montagnes, il ne bénéficie d'aucune appellation d'origine protégée ou de labels qui font la fierté des autres fromages qui s'en targuent comme des notables de la Légion d'honneur. Il a mieux que cela : il a la mémoire des femmes et des hommes qui lui sont dévoués. Il se dit que l'on produit du bleu de Termignon depuis le XVIIIe siècle. Qu'il fut toujours apprécié de l'autre côté de la frontière, en Italie, à un jet de pierre. Qu'on l'appela aussi mauriennais ou persillé du Mont-Cenis ou encore bleu de Bessans.

Longtemps, on l’entrevit entre Noël et mars sur de rares étals de fromagers. Sans vraiment y croire. Sans le goûter car on l’avait peut-être trop longtemps attendu. Il nous a fallu nous mettre à la table d’un grand cuisinier savoyard, Jean Sulpice, pour vouvoyer avec les papilles le bleu de Termignon. Car on ne tutoie pas une icône que l’on a tant désirée, cela affadirait le désir. Et surtout, on s’est mis dans les pas de Jean Sulpice pour marcher sur les hautes terres du bleu de Termignon. Car le chef étoilé de l’Auberge du père Bise a un inextinguible besoin de s’imprégner de tout ce qu’il cuisine en s’immergeant dans les terroirs auprès des producteurs.

Nous voilà donc, un jour d’automne pluvieux, quittant les rives du lac d’Annecy pour rejoindre la Haute-Maurienne. Dans l’aube naissante, on remonte des vallées où de gros nuages noirs embrassent furieusement les cimes. A Termignon, on se réchauffe avec une rafale d’expressos à l’accueillant Bock à vin. Avant d’attaquer le bout du monde. Un entrelacs de petites routes pentues qui vont se resserrant alors qu’il se met à neigeoter. Soudain, le soleil et un sommet enneigé se donnent rendez-vous entre deux frondaisons. Mais le nulle part est encore un peu plus haut. Dans ses combes grises et rousses que l’on dirait sorties d’une toundra sibérienne et où une sorte de petit lac fait une lame grise sous le ciel bleu ponctué de blanc. On voudrait relire ici Jack London, Jean Giono, Bernard Clavel.
La légende dit que Charlemagne serait passé par là en 768 et qu’il aurait goûté du bleu de Termignon.

Lauzes orangées

Il faut poser la voiture pour poursuivre à pied. Le parc national de la Vanoise ne supporte pas les intrus à moteur. Chemin de terre et de cailloux sous le regard placide des vaches tarines aux cornes brunes et à la belle robe brune fauve. On aperçoit des murs de grosses pierres sur lesquels se sont écroulées des charpentes. Mais la vie des hommes est encore ici (pour combien de temps ?) quand on hume l'odeur du fumier et du feu de bois au fur et à mesure que l'on se rapproche d'un bouquet de bâtisses grises aux pans épais recouverts de lauzes orangées par les lichens. La ferme de Catherine Richard est nichée ici au lieu-dit Entre-Deux-Eaux. Il y a plus d'un demi-siècle, elle est montée pour la première fois ici à dos de cheval, comme ses aïeux le faisaient depuis le début du XIXe siècle. Elle avait 6 mois. Il n'y avait pas de route. Il n'y a toujours pas l'eau courante et l'endroit n'est pas raccordé à l'électricité. Seul un groupe électrogène facilite la traite des vaches. Elle a grandi en voyant sa mère fabriquer son bleu de Termignon tandis que son père récoltait le foin plus bas. Puis, elle a pris le relais de ce métier de bras et de solitude dans le silence de la montagne, à plus de 2 000 mètres d'altitude.
“Le chef étoilé de l’Auberge du père Bise a un inextinguible besoin de s’imprégner de tout ce qu’il cuisine en s’immergeant dans les terroirs auprès des producteurs”

En 2019, Catherine avec son compagnon, Jean-Jacques, et leur vingtaine de vaches tarines et abondances ont rejoint leur alpage le 8 juin. Il faut imaginer leur troupeau paissant en liberté sous le sommet de la Grande Casse (3 855 mètres) dans ce jardin alpestre préservé qu’est le parc national de la Vanoise. Les bêtes s’y nourrissent d’une infinie variété d’herbes et de fleurs (plus de 1 700 espèces). On y débusque des trésors joliment nommés comme la laîche des glaciers, le jonc arctique, la tofieldie boréale, l’achillée tomenteuse, l’aconit panaché, l’adonis d’été. Tout cela fait un lait unique, de très grande qualité indispensable à la fabrication du bleu de Termignon.

Tranche-caillé

Durant les quatre mois d'estive, le rite est immuable. A 3 h 30 du matin, Catherine démarre la fabrication de ses fromages à la lumière de sa lampe frontale. Il faut traire les vaches. Elle mélange le lait du matin à celui de la veille dans une cuve en cuivre et le chauffe à 35 degrés avant d'ajouter la présure issue de la caillette (un estomac) du veau. Le caillage du lait va durer quarante-cinq minutes. Puis elle s'empare du tranche-caillé, mi-râteau mi-balai métallique, avec lequel elle découpe la masse compacte du lait pour obtenir des grains de caillé de la taille du maïs. Elle plonge une toile de lin au fond de la cuve et emprisonne le caillé qui va s'égoutter lentement. Catherine le découpe ensuite au couteau et le passe au hachoir à manivelle. Elle y adjoint un autre caillé qui a trempé quarante-huit heures dans du petit-lait acidifié. Puis elle moule ses fromages qui vont sécher et être retournés chaque jour avant d'être mis au sel. Tout se passe dans des pièces basses où la lumière pénètre faiblement par d'étroites fenêtres.

On descend en cave où le bleu de Termignon s'affine sur des planches de pin. Sa croûte passe du beige au gris se fondant dans celui de la roche. Dans le clair-obscur, on scrute une tomme entrouverte où le bleu fait comme une délicate tache d'encre dans la pâte. «Il développe tout seul son persillé bleu sans être ensemencé avec le pénicillium, ce champignon qui favorise la moisissure des autres fromages», explique Marc Dubouloz qui veille durant l'hiver sur les bleus de Catherine Richard à la crémerie des marchés à Annecy.

On s’en retourne dans dans la cuisine bardée de bois où le vieux poêle vous réchauffe des premiers frimas de l’automne. Le café glougloute dans la cafetière italienne. Sur la table, il y a bien sûr du bleu de Termignon, une tarte aux myrtilles et, devinez quoi ?, le beurre de Catherine devant lequel on se met à genoux. La boucle du souvenir de la Vanoise est bouclée.
Rédaction : Jacky Durand | Photographie : Franck Juery
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